[ENTRETIEN] Philippe Guillemoteau • Auteur

LES MUSIQUES ACTUELLES ONT DE LA MÉMOIRE !

ENTRETIEN 2/4

PHILIPPE GUILLEMOTEAU

AUTEUR ET MUSICIEN 

miminettes micro interview

Cette interview s’inscrit dans le projet porté par le RIM :

« LES MUSIQUES ACTUELLES ONT DE LA MÉMOIRE ! »

4 témoignages autour des enjeux de transmission de la mémoire du secteur et de ses projets

« L’imagination, c’est de la mémoire fermentée. » Milan Kundera

Près de 45 ans après l’apparition du terme « Musiques Actuelles » et des années de structuration continue du secteur et des politiques publiques qui l’accompagnent, les enjeux de renouvellement, d’inclusion et de transmission apparaissent extrêmement forts au sein de ses structures. La mémoire du secteur (et de ses projets) constitue l’une des clés pour conserver la capacité d’impulser continuellement de nouvelles dynamiques collectives et les valeurs d’indépendance, d’éducation populaire et de défense de la diversité qui lui ont permis de se développer.

Afin d’aborder ce sujet et la manière dont il interroge ou peut servir les pratiques des acteurs des Musiques Actuelles, nous avons choisi d’interroger quatre personnes, qui ont travaillé sur ces enjeux de mémoire (conservation, valorisation, patrimonialisation, …) ou bien les ont traversés tout au long de leur carrière, « en faisant ».

Entretiens réalisés par Emma Roche, en Service Civique au RIM, en début 2025

Philippe Guillemoteau interview archives musiques actuelles

PHILIPPE GUILLEMOTEAU

Philippe Guillemoteau, auteur, passionné de musique et musicien lui-même, nous présente son travail colossal de recensement des initiatives Musiques Actuelles dans le département des Deux-Sèvres de la fin des années 60 au milieu des années 2000, à travers l’écriture de son livre « Micro Faunes ».

D’où vous est venue l’idée de recenser les initiatives et les groupes des Musiques Actuelles des Deux-Sèvres en particulier ?

Étant moi-même musicien, je trouvais qu’il se faisait plein de choses intéressantes. J’avais commencé a écrire des choses, j’écris des chansons, des textes courts. J’avais écrit un bouquin sur l’histoire de la famille de ma compagne et je m’étais dit « est-ce que je suis capable de faire plus gros, d’aller plus loin dans l’écriture ? ». C’était un défi personnel. Naturellement, je me suis intéressé à écrire sur la musique, car c’est l’essentiel de ma vie. Je suis parti là-dessus en me disant que je connais pas mal de musiciens qui ont des histoires intéressantes, donc, pourquoi je ne raconterais pas ça ? Au bout d’une trentaine, quarantaine de pages, j’ai compris que c’est comme une pelote de laine : tu tires un peu et ça se déroule, c’est énorme, tu as l’impression qu’il y en a toujours plus.

Je ne savais pas quoi faire de ce que j’avais commencé à écrire, puis je mangeais avec un copain musicien et éditeur qui s’appelle Philippe Floris. Je lui ai parlé de cette initiative et il m’a répondu qu’il souhaitait en être l’éditeur.

Comment vous y êtes-vous pris pour recenser plus de mille noms pour ce projet ?

J’ai fait de l’archive. J’ai entassé. J’avais déjà pas mal de choses car j’ai beaucoup de disques, cela fait partie de ma culture. Je fais beaucoup les vides-greniers, les Emmaüs… alors dès que je voyais un disque qui avait l’air d’être du coin, je le prenais. Ça a commencé à s’entasser. Après j’ai commencé a faire des interviews, car j’avais quand même une vision un peu globale du truc, des différents courants musicaux locaux, je savais qu’il se passait telle chose à Parthenay à telle époque, telle chose à plein d’endroits à telle autre époque… alors ce que j’ai commencé à faire, ce sont des interviews. J’ai mis cinq ans à faire le bouquin parce qu’a cette époque là, je travaillais. Je faisais ça, soit le soir après dîner, soit le week-end… je prenais des rendez-vous avec les gens, j’allais les voir, car pour moi, le contact physique était indispensable. J’ai pas compté, mais j’ai dû faire une centaine d’interviews.

J’ai pris mon pied à faire ça, car étant musicien, chanteur, ayant tourné depuis le début des années soixante-dix dans la région, quand je me présentais, cela facilitait un peu les choses pour aller discuter avec les gens. Souvent, on avait partagé des scènes. C’est incroyable quand tu vas vers les gens, quand tu amorces bien la pompe, ça peut durer des heures et ça, pour moi, c’était vraiment le pied.

Je m’étais donné un cadre : je me limite à la création musicale. Je ne vais pas vers ceux qui font de la reprise, de l’adaptation, je vais pas vers le chorales, les groupes de bal. Pour moi, le cadre c’était ceux qui créaient et qui permettaient d’aller plus loin. Ce n’est pas que le reste c’est pas bien, mais ça me permettait d’avoir un cadre de travail. J’ai commencé à faire des bases de données : musiciens, groupes… Pour chaque entrée j’avais une fiche. J’ai rattaché ça à ma base de données : j’écoutais un disque, je le chroniquais et je le mettais dans la base.

Que mettez-vous dans une fiche d’artiste ?

La fiche type, c’est le nom du groupe, la discographie, d’où ils sont… J’ai toujours le lieu d’identification et la période concernée sous le nom pour m’y repérer. Pour la discographie : en quelle année, sortie par qui… etc.

« J’ai commencé et quand j’ai eu fait ce qui ressemblait a une trentaine, quarantaine de pages, au fur et à mesure, c’est comme une pelote de laine : tu tires un peu et ça se déroule, c’est énorme, tu as l’impression qu’il y en a toujours plus. »

Donc vous dites que votre enquête s’est déroulée sur cinq ans. Cela correspond au temps que vous avez mis à faire le livre ?

J’ai commencé à rédiger avant d’avoir rencontré l’éditeur, donc avec le reste ça a constitué cinq ans de boulot. L’éditeur a travaillé au fur et à mesure.

Moi, ce qui m’intéressait, au départ, c’était l’écriture. J’avais un bon échange avec cet éditeur et il m’a dit quelque chose auquel je n’avais pas pensé au départ. Il n’existe plus, mais il s’appelait « Patrimoine et médias ». Il travaillait sur le patrimoine et sortait essentiellement ce qu’on appelle « des beaux livres » de photos de châteaux, de paysages… Moi, j’avais pas fait le lien dans ma tête avec la dimension patrimoniale de ce travail. C’est lui qui l’a fait et qui m’a dit : « Ce que tu fais, c’est du patrimoine ! Il n’y a qu’une condition, c’est qu’il me faut des images. Dans la logique du patrimoine, il faut des images. Les groupes des années soixante-dix avec les pantalons pattes d’eph par exemple, il me faut leur gueule, leur look, les affiches… » A chaque fois que je faisais une interview, je ramenais du matériel et j’allais chez l’éditeur. Il avait ce qu’il faut pour numériser. Quand c’était du A4 je pouvais le faire tout seul mais quand c’était une affiche, lui avait le matériel et produisait des fichiers de bien meilleure qualité que moi.

Pour trouver toutes ces ressources, qu’avez vous utilisé ?

Les brocantes, Emmaüs, solderies… quand j’allais voir les gens, dans l’entretien surgissait un nom, ça nous emmenait sur autre chose, ils me donnaient les coordonnées, j’appelais la personne, en disant qu’on m’a dit de l’appeler… par exemple pour tout ce qui concerne la musique traditionnelle, un volet très important en Deux-Sèvres, une musique que je ne connaissais pas du tou (je viens du rock et du punk donc les musiques trad ne me causaient pas tellement). À Parthenay, il y a l’UPCP-Métive (voir entretien 1/4), qui fait un travail patrimonial, d’archivage et de mémoire extraordinaire. J’y suis allé quelques fois chercher des documents, discuter avec les gens et trouver des trucs. Au départ mon projet c’était de faire les 4 départements. Et puis, en cours de route, ça a bifurqué.

Couvrir les quatre départements n’aurait-il pas représenté un travail énorme ?

Oui, mais travailler sur le long cours n’est pas quelque chose qui me gêne. Je suis quelqu’un de lent et qui travaille dans la durée, donc c‘est une méthode qui me convenait. J’avais commencé le volume de la Vienne, j’avais rédigé quatre-vingt pages, quelque chose comme ça, j’avais commencé les entretiens et c’est le moment où j’ai commencé à écrire les polars musicaux, qui ont pris le pas sur le travail documentaire, car les deux n’étaient pas compatibles en même temps.

Les Deux-Sèvres sont un territoire rural. Est-ce que cela a été aussi simple de travailler en territoire urbain que rural ? Est-ce que cela a pu avoir une incidence sur la capacité à trouver des sources, des personnes ?

Les Deux-Sèvres, il faut être conscient d’une chose : pour eux, la fac, c’est Poitiers. Les orchestres, quand ça démarre, soit tu en montes un au lycée, soit tu montes un groupe en rencontrant d’autres musiciens à la fac. Et donc, de toute façon ça passait beaucoup par Poitiers à cause de la fac. En général, les gens commencent au lycée, mais s’en vont à Poitiers à la fac pour faire des études et reviennent. Donc la dimension urbaine/rurale… en fait, je ne me suis pas posé cette question.

Professionnellement, je travaillais sur l’aménagement du territoire à cette époque. Mon boulot, c’était d’être l’interlocuteur des « pays ». C’était un échelon intermédiaire entre communautés de commune et départements : des rassemblements de communes et communautés de commune. Mon boulot était d’aider les pays a monter leur projet et de les accompagner dans différents domaines. Naturellement, je travaillais beaucoup sur l’histoire et ce qu’étaient les pays. Pour donner une idée, sur les Deux-Sèvres, il y avait, en gros, cinq pays : le pays Mellois, du bocage Bressuirais, la Gâtine, le Pays Thouarsais et Niort. Chacun de ces pays étaient très cohérents géographiquement et culturellement. Historiquement aussi. C’était quelque chose sur quoi j’avais déjà travaillé professionnellement.

Spontanément, c’est pas dit comme tel dans mon travail sur Micro Faunes, mais vous retrouverez l’échelle de ces pays. Donc à chaque fois, je traite la zone de la Gâtine ou de Parthenay, le bocage Bressuirais… j’essaie de voir comment ça bouge en parallèle. J’essaie aussi de voir les politiques culturelles des différents territoires – car mon boulot était de travailler avec les élus. J’ai essayé, dans le bouquin – c’était pas l’objectif principal mais ça m’intéressait quand même – de traiter aussi la différence d’approche sur les politiques culturelles de territoire. J’avais été très intéressé de voir que dans le Niortais ou en Gâtine, on avait des politiques quasi à l’opposé l’une de l’autre. C’est à dire qu’en Gâtine, à l’époque, il y avait un maire de Parthenay qui avait pour approche de favoriser l’éclosion des associations et de faire porter la culture par ces associations en les aidant financièrement. Donc il y avait un accompagnement, mais le territoire se développait autour d’associations qui organisaient par exemple, « Jazz en Gâtine »… toutes ces associations avaient des petits festivals, des choses comme ça.

A l’opposé, à Niort, on était sur quelque chose de très centralisé : la culture, c’était la ville de Niort. Les associations faisaient ce qu’elles pouvaient. Donc ça donnait des choses assez différentes dans la dynamique : par exemple des festivals à Parthenay mais pas à Niort. Ce qui m’intéressait, ce n’était donc pas le rural et l’urbain, mais la dimension territoriale des choses.

« Je ne te dis pas les dizaines de musiciens que j’ai rencontrés avec qui j’ai gardé des liens. C’est du bonheur, ces relations humaines nées à cette occasion. »

A titre personnel, que vous a apporté la réalisation de ce travail ?

De la confiance en moi sur le fait de pouvoir écrire des choses plus longues que des chansons. C’est pour ça qu’après je suis passé à l’exercice du bouquin de 350 pages et au polar musical. Mais le principal apport est humain, tous les gens que j’ai rencontrés… moi en ce moment, je fais de la musique avec Jacky le Poitevin et Michel Beaufils. Michel Beaufils, je ne le connaissais pas, je l’ai rencontré quand je l’ai interviewé. Je ne te dis pas les dizaines de musiciens que j’ai rencontrés avec qui j’ai gardé des liens. C’est du bonheur, ces relations humaines nées à cette occasion.

Y a-t-il eu des grandes évolutions ou évènements que vous avez pu noter en Deux-Sèvres, depuis la parution du livre ?

Je ne me suis pas trop posé la question… il y a une démultiplication du nombre d’artistes, de groupes, etc. J’avais continué après le bouquin à stocker infos, articles de journaux, disques, etc. et j’ai arrêté car c’était une folie ! Il y en aurait eu tous les jours… Dans le bouquin j’ai oublié plein de gens que j’ai découverts après. En même temps, c’est super, mais je sens complètement largué tellement il y a de choses… même musicalement je n’arrive pas a suivre… à partir des années deux-mille, ça explose…

Auriez-vous une explication sur la quantité d’artistes présents dans le département, au vu du nombre d’artistes que vous recensez dans le livre ?

C’est partout pareil. Ce livre n’est pas isolé dans son approche : souvent, les bouquins comme ça qui font un peu d’histoire sont soit axés sur le rock, soit axés sur une ville. Le premier que j’avais vu et qui m’avait donné un peu l’idée de creuser la question, c’était un bouquin qui était sorti sur le rock à Brest. C’est une ville ou il y a une vraie histoire musicale. Et après, il y en a eu plein qui sont sortis : rock à Rennes, rock a Lyon… c’est souvent sur le rock. La démarche de croiser toutes les musiques est un peu particulière dans ce que j’ai fait, car c’est quand même souvent sur les musiques électriques, chanson, rock… mais je crois qu’il y a de la vie partout, comme ça. Ma base de données, je l’avais faite en parallèle sur quatre départements. Elle est forcément moins complète sur les autres, mais c’est monstrueux quand même.
Par exemple, on parlait de mes sources : une réponse que je n’ai pas donnée, c’est les studios d’enregistrement ! J’ai fait le tour des studios parce que forcément, dans la création, à un moment il faut que ça sorte et donc que ce soit enregistré. À l’époque, là où on enregistrait, c’était dans les studios, pas chez soi. Dans les Deux-Sèvres, la particularité, c’est le courant de musiques trad. Forcément, si tu vas dans un milieu plus urbain, dans la Vienne par exemple, le coté rock est beaucoup plus prégnant que dans d’autres départements. En Charente, en revanche, il y avait beaucoup plus de jazz, car il y a eu un très gros festival de jazz qui a démarré à Angoulême dans les années soixante-dix, qui est devenu Musiques Métisses, par la suite. Le fait qu’il y ait eu ces choses-là, ça favorise certains courant musicaux plus que d’autres. Après, les groupes de rock de bahut, ça, il y en a partout…

Comment le livre vit-il aujourd’hui ? Comment imaginez-vous une suite à ce travail ?

Je n’imagine pas de suite, à titre personnel. Après, il peut y avoir d’autres gens que ça intéresse de faire d’autres choses…

L’éditeur n’existe plus, donc le livre n’est plus en vente dans les magasins. Le livre était diffusé par La Geste, et de toute façon c’est un livre qui ne se vend qu’en Deux-Sèvres… c’est une niche. Il ne se vend même qu’aux musiciens des Deux-Sèvres ou à leurs familles, ce qui n’est pas gênant en la matière. On en avait tiré mille exemplaires. Quand l’éditeur à arrêté de travailler, il y a trois ou quatre ans, il en restait entre cent et deux cents. Il m’a demandé si je voulais en racheter à vil prix donc j’en ai racheté une centaine, et je les vend à la fin des concerts, à vil prix également avec une petite marge quand même. Quand je n’en aurai plus à vendre, ce sera fini. Il y en aura peut être sur internet, d’occasion. Les gens qui m’en achètent, ce sont des musiciens, parce que ça leur cause, pas forcément parce qu’ils sont dedans, mais parce qu’ils connaissent des gens qui sont dedans… Donc des suites, non… il faut être vraiment organisé. Moi je ne me sentirais pas.

Mais le travail que j’ai fait, je l’utilise encore. Là, j’ai travaillé sur la revue « Le Picton » qui sort sur le Poitou-Charentes uniquement, et est une revue régionaliste. A l’été 2025, ils vont faire un numéro axé sur la musique, les productions musicales du Poitou-Charentes. Ils m’ont contacté, j’ai écrit deux ou trois articles, j’ai réutilisé du matériel que j’avais. Donc ce sont des choses comme ça, ponctuelles. Quand j’ai fait les articles pour « Le Picton », je suis retourné dans mes bases de données revoir ce que j’avais écrit sur tel groupe… je m’étais organisé de la manière suivante : un artiste = une fiche (numérique) sur laquelle je repère sa discographie, l’iconographie utilisable éventuellement puisque dans le cadre du bouquin, je devais la repérer. Et puis, je mets un peu d’analyse de la progression entre les disques, de ce qui est intéressant… En général, quand j’avais le temps, je faisais une rubrique analytique. Et après, j’ai la base données où il y a tous les artistes et j’ai un lien entre la base données des artistes et la fiche de l’artiste. Ce sont des choses anciennes, mais tu peux retrouver un nom d’artiste. Les interviews, il y en a que j’ai faites et pris des notes, d’autres que j’ai enregistrées, mais c’est sur cassette !

Pour chaque artiste, j’ai aussi un petite chemise où je mets les articles papiers, les articles de journaux, etc. Je me disais qu’un jour, il faudrait que je fasse un gros paquet de tout ça et je les donnerai aux archives départementales. Je pensais aux archives départementales, parce que c’est des endroits où je suis allé voir. Même quand je fais des recherches pour mes bouquins, je vais souvent aux archives départementales.

Cette interview s’inscrit dans le projet porté par le RIM :

« LES MUSIQUES ACTUELLES ONT DE LA MÉMOIRE ! »

4 témoignages autour des enjeux de transmission de la mémoire du secteur et de ses projets

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[ENTRETIEN] Gilles Castagnac • Mémoires du CIR et de l’IRMA

LES MUSIQUES ACTUELLES ONT DE LA MÉMOIRE !

ENTRETIEN 3/4

GILLES CASTAGNAC

DIRECTEUR DES MÉMOIRES DU CIR ET DE L’IRMA DE 1996 À 2020

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« LES MUSIQUES ACTUELLES ONT DE LA MÉMOIRE ! »

4 témoignages autour des enjeux de transmission de la mémoire du secteur et de ses projets

« L’imagination, c’est de la mémoire fermentée. » Milan Kundera

Près de 45 ans après l’apparition du terme « Musiques Actuelles » et des années de structuration continue du secteur et des politiques publiques qui l’accompagnent, les enjeux de renouvellement, d’inclusion et de transmission apparaissent extrêmement forts au sein de ses structures. La mémoire du secteur (et de ses projets) constitue l’une des clés pour conserver la capacité d’impulser continuellement de nouvelles dynamiques collectives et les valeurs d’indépendance, d’éducation populaire et de défense de la diversité qui lui ont permis de se développer.

Afin d’aborder ce sujet et la manière dont il interroge ou peut servir les pratiques des acteurs des Musiques Actuelles, nous avons choisi d’interroger quatre personnes, qui ont travaillé sur ces enjeux de mémoire (conservation, valorisation, patrimonialisation, …) ou bien les ont traversés tout au long de leur carrière, « en faisant ».

Entretiens réalisés par Emma Roche, en Service Civique au RIM, en début 2025

Stéphanie Coulais - Crédit photo Doume

GILLES CASTAGNAC

Personnalité historique des Mémoires du CIR et de l’IRMA, directeur général de 1996 à 2020, journaliste et l’un des principaux dirigeants du secteur associatif de l’industrie musical français, Gilles Castagnac nous présente la structure et ses enjeux.

Pouvez-vous nous présenter les Mémoires du CIR et de l’IRMA ? (Les personnes, le collectif, les moyens) ?

C’est une initiative qui remonte à la fin de l’IRMA, qui a un moment donné, considère que son actif et sa mémoire doivent être conservés, et donc préconise la création d’une association (MCI) pour organiser cette mémorisation, et notamment la conservation de toute la documentation qui avait été réunie durant les 30 années qu’ont durée l’IRMA. Ce sont des docs relativement uniques et surtout classés qui ont fait la preuve de leur utilité (puisqu’ils étaient utilisés au quotidien par les acteurs). Donc, déjà il y a une base documentaire qui faisait (car on a encore fait du tri) quelque chose comme trente mètres cubes, si je ne dis pas de bêtises. Et à partir de là, la vocation de cette association qui est montée par des bénévoles, c’est toute opération possible qui peut aller dans le sens de l’outillage de la mémoire par et pour les acteurs. Et je dis bien « par les acteurs », c’est a dire qu’il il y a une démarche volontariste dans le sens où il s’agit de ne pas se faire voler son histoire par d’autres, d’où l’importance des témoignages par exemple. Ça prend des tas de formes, il y a des tas d’opérations qui ont pu être faites, notamment des frises chronologiques, qui sont peut-être ce qu’il y a de plus visible dans ce qu’on a fait. Sur la Nouvelle-Aquitaine, mais on l’a fait aussi au niveau national qui sont en complément, ou d’autres qu’on a faites avec la FEDELIMA, sur les politiques publiques, etc.

C’est aussi à un moment donné, de pouvoir recréer un peu de matière sur des évènements qui ont été important. Je ne sais pas si « L’agence des lieux musicaux » t’évoque quelque chose, mais les trois quarts des SMAC ont à un moment donné été aidées par cette structure, qui a existé dans les années quatre-ving-dix ou quatre-vingt-quinze pour faire court, et qui fait qu’aujourd’hui on a sur l’ensemble du territoire des salles qui fonctionnent et sont adaptées. Et donc la genèse de cette agence qui est quelque chose de quand même assez atypique dans les politiques culturelles, ça a été une initiative où à un moment donné, le ministère a mis à disposition du personnel pour les collectivités territoriales (un accompagnement sur le fait de faire émerger un projet commun, qui soit entendable et relativement particulier). La genèse de l’agence c’est quelque chose qu’on a complètement oublié, on a pu faire des plateaux pour faire intervenir les acteurs de l’époque, pourquoi ils ont pris les décisions, comment ils fonctionnaient, etc. Il y a plein d’initiatives possibles, et aussi une volonté de mutualisation. On est à une période où la question de la mémoire commence à intéresser puisqu’il y a toute une génération qui est en mesure de se retourner vers son passé. Mais où même au-delà de ça, il y a un syndrome d’initiatives qui existe (toutes formes confondues, universitaires ou autre) et elles sont très peu fédérées, ou très peu à se nourrir les unes les autres, ou à se constituer a un moment donné une logique culturelle. Et donc cette volonté de mettre en réseau, de partager ça, fait aussi partie de l’ADN de MCI.

Je ne sais pas combien il y a d’adhérents aujourd’hui, mais il y a de toute façon une équipe d’une dizaine de personnes qui sont « au quotidien » à son activité, il y a un peu plus de monde qui est concerné. On a eu des locaux a un moment donné à Montreuil, on va en reprendre prochainement (mais bon, tout ça c’est des points importants donc c’est pas tout les jours évidents et pas forcément simple à entretenir). Et puis, on répond à des appels d’offres, d’où le fait qu’on ait répondu à un appel d’offre « Cultures Collectées » sur la région Aquitaine, et qu’ont ait monté ce projet « Musiques Actuelles et Nouvelle-Aquitaine, toute une histoire », qu’on mène depuis maintenant deux ans, qui a abouti à la frise et qui va bientôt produire des podcasts qu’on est en train de réaliser.

Donc, vous êtes encore sur ce travail (Musiques Actuelles et Nouvelle-Aquitaine, tout une histoire) ?

Oui. C’est un échéancier à trois ans, on est un peu en retard. Ça nous a permis de voir qu’il y a énormément d’initiatives sur la Nouvelle-Aquitaine, mais qui sont très ponctuelles, ce qui fait que chacun fait un petit peu son truc dans son coin à un moment donné, mais qu’en fait il y a assez peu de valorisation des uns avec les autres. Par exemple, justement, dans le cadre de « Cultures Collectées », un documentaire fait par LMA sur sa création qui est super intéressant, puis il y a aussi eu des velléités de constituer des lieux de mémorisation de la scène dans différents départements où, l’air de rien, les gens ont commencé à amasser des docs, il y a eu des appels à projets, ils envoient des affiches, et puis à un moment donné il y a une dynamique qui fait que ça s’assemble, puis la dynamique s’éteint, et ça disparaît. Et donc voilà, on est un peu sur quelque chose qui manque d’une pérennité.

Pour vos actions sur le long terme, et les sujets de travail du moment, vous parliez de ce projet sur la Nouvelle-Aquitaine.
Avez-vous d’autres projets actuels ? 

Oui, le projet à long terme, c’est de créer une « Mnémothèque ». Donc un lieu qui soit vivant d’accueil pour les chercheurs, pour héberger des expos, organiser des débats, entretenir cette documentation, ce type de choses. Mais pareil, cela demande des moyens.

Globalement, à quels enjeux et besoins répond le MCI ?

Sans même parler de patrimoine, ne serait-ce qu’en parlant de mémoire, il n’y a quasiment rien. C’est pas une attitude habituelle dans le secteur, sauf que maintenant, il est suffisamment âgé et mûr pour se le poser. Non pas qu’il faille le faire, c’est simplement que les acteurs et les actrices eux-mêmes sont en situation de commencer à le faire. Ceux des musiques traditionnelles depuis très longtemps, car c’est d’une certaine manière leur vocation, mais les autres aussi. Et en fait, quand tu racontes ces histoires, tu comprends beaucoup mieux le présent. C’est aussi ça le truc, c’est de transmettre les valeurs qui ont animés les gens, ce qu’il en reste, pourquoi ils ont fait ça, comment, etc.

Qui sont les membres du MCI ? Leurs parcours sont-ils en commun ou en lien avec le secteur des Musiques Actuelles ?

La présidente est Marie-José Sallaber, qui a été la directrice adjointe de l’IRMA, le trésorier est Fabrice Borit qui a longtemps animé le CIR Auvergne et qui est aujourd’hui au CNM (Centre National de la Musique) et s’occupe des territoires. Le secrétaire est Jean-Noël Bigotti, qui était encore récemment le coordinateur de la FRACAMA, et qui avait une double casquette puisqu’il était en même temps sur une structure liée à l’emploi culturel, et qui est maintenant beaucoup plus sur cette partie là. C’est ce type de personnes qu’on peut retrouver au sein de l’association. Il y a aussi des universitaires.

En fait, comme vous disiez, il y a pas mal de profils différents qui participent.

Oui, c’est plus facile, ce sont des gens qui se connaissent ou se sont connus à des époques parce qu’ils ont bossé ensemble, ils ont été sur les mêmes sujets, etc.

Quels sont les moyens et outils de la structure ?

Quand l’IRMA a disparu, elle a affectée une subvention un peu testamentaire à la structure, ce qui a permis de démarrer. Sinon, ce sont les cotisations, les dons, les réponses aux appels d’offre qui font que certains projets sont aidés, et ça permet leur réalisation.

« […] il y a un syndrome d’initiatives qui existe (toutes formes confondues, universitaires ou autre) et elles sont très peu fédérées, ou très peu à se nourrir les unes les autres, ou à se constituer a un moment donné une logique culturelle. Et donc cette volonté de mettre en réseau, de partager ça, fait aussi partie de l’ADN de MCI. »

Par rapport aux projets du MCI en général : quels sont ses besoins ?
Il y en a-t-il de construire de nouveaux liens avec les projets des Musiques Actuelles ?

Ce n’est pas tant un besoin pour nous que pour le secteur lui-même. Nous, notre volonté, c’est d’amener des outils pour que cette transmission mémorielle puisse se faire par les acteurs eux-même. Donc là, ce qu’on fait en Nouvelle-Aquitaine, a vocation à être transmis aux acteurs pour qu’il prolongent l’histoire. On a débroussaillé un truc, on l’a mis en place, ne serait-ce que de répertorier un certain nombre de documentaires qui ont été faits sur la région sur ces questions là, une fois que la base de données est constituée, elle est commune, tout le monde peut s’y référer, la compléter et tutti quanti.

Donc, ce serait un peu plus ces porteurs de projets qui auraient besoin d’aide que vous ?

C’est pas tant un besoin d’aide que de mettre en place des outils qui peuvent à un moment durer dans le temps. C’est toujours la même chose : c’est-à-dire que, il peut y avoir des velléités et des initiatives, et chacun fait un truc une fois dans son coin et puis il y en a un autre qui fait la même chose un peu plus loin ou à un moment donné, tu regardes l’ensemble de ces volontés et tu les mets ensemble. Et là, tu obtiens beaucoup plus de résultats. On va dire que cette logique là, aujourd’hui, peut s’appliquer aux questions patrimoniales dans le domaine des musiques populaires.

Quel genre de contribution vous intéresse particulièrement dans le réseau ?

Pour les frises, on est allées interviewer des gens. Pour les faire, on connaît et on identifie relativement facilement parce que on y a participé, on a été appliqués, on dresse assez rapidement une liste de 150 acteurs et actrices de la région (en commençant dans les années soixante) qui eux-mêmes nous disent « mais n’oubliez pas X ou Y » parce que il a été important, il a fait ceci, il a fait cela… donc là, tu te construis une base de données d’acteurs reconnus, y compris des gens qui ont disparu. On les a interrogés de manière collective par un questionnaire, sur les évènements qui, selon eux, ont marqué l’histoire de la structuration des Musiques Actuelles en Nouvelle-Aquitaine. Et on a obtenu comme ça plus d’une cinquantaine de réponses assez étoffées. Et ensuite, on est retournés vers les gens pour leur faire préciser les choses en sachant qu’on en connaissait déjà un certain nombre. La frise soixante-quatorze items, avec cette volonté au passage d’essayer de balayer tout les sujets. C’est à dire qu’il y a peut-être des choses qui peuvent apparaître plus anecdotiques que d’autres, mais par rapport à la question qu’elles soulèvent, elles sont relativement symboliques. Donc évidemment, tout le monde va penser à l’ouverture des lieux, mais il n’y a pas que ça. Ça va beaucoup plus loin que simplement l’ouverture des lieux, mais c’est vrai que c’est ce qu’il y a de plus visible.

Est-ce qu’il y a encore aujourd’hui des personnes qui contribuent et complètent ces frises en ligne ?

Oui, ce n’est pas très quotidien, mais l’idée c’est de la rendre malléable, donc il y a les réactions pour les compléter, les alimenter et en faire d’autres. En plus, il pourrait y en avoir dans toutes les régions, il peut y en avoir dans tous les thèmes… la FEDELIMA a pris l’initiative après notre collaboration sur les politiques culturelles d’essayer d’en faire une sur tous leurs lieux. Je ne sais pas où ils en sont, on m’a dit que c’est un boulot beaucoup plus important que ce qu’ils pensaient au départ : qu’est ce qui permet de caractériser l’ouverture d’un lieu ? Est-ce que c’est sa date d’inauguration, son premier concert ? Cela soulève à chaque fois pleins de débats qui font que ce n’est pas si simple de créer un truc.

Comment envisagez-vous que les acteurs se saisissent de ce travail de patrimonialisation, et comment pouvez-vous aider ces projets ?

Il y a deux choses : ce que eux font déjà eux-mêmes, et ils en font plein. C’est à dire qu’il n’y a pas aujourd’hui une grande ville de France avec une scène importante, qui n’aie pas sa page Facebook de souvenirs, où chacun va poster par exemple une affiche de tel concert à tel endroit, ça il y a en a partout, mais il y a aussi des initiatives de type « PINK » (Punk Is Not Dead), des recherches universitaires sur le mouvement punk en France. Elles se caractérisent à chaque fois par des éléments symboliques. Quand les Béruriers Noirs mettent leur archives à la Bibliothèque Nationale, c’est quand même assez significatif d’une volonté de ce milieu de faire valoir sa mémoire. Donc il y a ça, et puis nous ce qu’on produit, on veut que ce soit partageable avec d’autres.

Comment envisagez vous la durabilité de ce travail au sein de MCI ?

Si c’est la durabilité de notre travail à nous en tant qu’animateurs du truc, c’est très aléatoire. Le bénévolat fait que ça durera ce que ça durera en fonction des disponibilités de chacun, de ceux qui nous rejoignent etc.… donc ça tourne et ça peut disparaître à tout moment. Quant à ce qu’on produit, c’est de faire des choses qui peuvent rester, être disponibles en tant que ressources. L’un des principaux lieux d’archivage dont on connaît la nature pérenne, (parce que contrairement a ce qu’on peut penser, le net n’a pas de mémoire, enfin très peu), c’est Wikipédia. On est en phase de collaboration avec la fondation Wikipédia, parce que à un moment donné, dans sa définition même, le projet Wiki contient le fait de dire que ce qu’on construit doit pouvoir survivre quelles que soient les évolutions technologiques. Et ça, c’est un grand pari. Si tu prends justement dans la musique, tout ce qui était de l’ordre de l’analogique a disparu par rapport au numérique, si ce n’est pas numérisé. Là il y a peut-être des besoins de numérisation, mais au-delà de ça, de formalisation dans les endroits de mémoires. Donc travailler avec la BNF est une autre chose, travailler avec le comité d’histoire du ministère de la culture est peut-être une autre perspective, etc.
C’est vrai que nous, ce sur quoi on travaille, pour parler de MCI, ce n’est pas forcément prioritairement l’aspect artistique au sens « enregistrement », même si notre volonté sera d’être en relation avec ces initiatives. Mais en grande partie, notre savoir-faire porte sur l’analyse de la structuration, des organisations. C’est là-dessus qu’on peut produire de la manière la plus originale et légitime venons de nous des choses qui sont appelées à rester.

« Nous, notre volonté, c’est d’amener des outils pour que cette transmission mémorielle puisse se faire par les acteurs eux-même. »

Est-ce qu’il y un sujet que nous n’avons pas abordé qui vous tienne à cœur d’évoquer ?
Avez-vous un message à faire passer aux acteurs de la musique en région ?

Absolument. Nous ce qu’on fait sur le projet Nouvelle-Aquitaine (et on l’a présenté à des Route du RIM pour ça) c’est bien de constituer des outils dont l’objectif est qu’il soit ensuite repris par les acteurs de la région. Dont on constate qu’ils construisent des trucs, mais il manque certainement une volonté de continuité et de coordination de tout ça. Une fois qu’on a fini notre projet, on va partir sur d’autres choses. On aura mis à disposition un certain nombre de trucs, et je pense que le RIM devrait se poser effectivement la question d’encourager d’une manière ou d’une autre cette patrimonialisation, sachant en plus qu’en terme d’opportunité de subvention d’aides, c’est un secteur qui pour l’instant, n’a pas encore été défriché, et qui va peut-être moins être dévitalisé que les autres en terme d’argent. Donc il y a certainement moyen de construire quelque chose de ce côté-là.

Vous dites qu’il y a des projets en Nouvelle-Aquitaine auxquels il manque des éléments, à quels genres de projets faites-vous référence ?

Par exemple il y a des initiatives qui ont duré un an, et ça s’est perdu. C’est très dommage, on a été rechercher des trucs, on les a retrouvés, mais ils sont mis nulle part. Il ne s’agit pas de tout refaire… quand je parle des documentaires, simplement la liste des 10-15 documentaires faits sur la région y compris sur le Poitou-Charentes, ce qui a été fait sur les bars musicaux par exemple (« Au bar et cætera »). c’est génial. Mais je ne pense pas qu’il aie été diffusé encore dernièrement, alors qu’il y a des sous qui ont été mis. Est-ce qu’on ne peut pas imaginer qu’il y ait sur le site du RIM un truc tout simple qui serait le répertoire de toutes les initiatives ? Simplement, on sait que c’est là, et puis chacun rajoute quelque chose. Et en fait, si tu veux, pour te décrire la clé de tout ce que je suis en train de te raconter, c’est ce qu’il s’est passé il y a quarante ans quand on a créé « L’officiel de la Musique », qui était l’annuaire des acteurs, l’action centrale du CIR et de l’IRMA c’était de faire en sorte de mettre à un endroit ce que les gens mettaient des années et des années à chercher à droite à gauche. Et c’est pareil pour les chercheurs, répertorier tout ce qui est en terme de recherche universitaire sur toutes ces thématiques là, on peut avoir les outils communs, faire gagner du temps à tout le monde.

Cette interview s’inscrit dans le projet porté par le RIM :

« LES MUSIQUES ACTUELLES ONT DE LA MÉMOIRE ! »

4 témoignages autour des enjeux de transmission de la mémoire du secteur et de ses projets

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